PARIS ABANDONNE KINSHASA A SA DERIVE

Sanctionnant la nomination par Mobutu d’un Premier ministre à sa botte, le Quai d’Orsay a annoncé hier «l’interruption de toute coopération civile et militaire avec le Zaïre» et le rapatriement imminent de ses ressortissants. Sur place, cependant, affrontements, attentats et pillages se poursuivent.

 
Kinshasa, envoyés spéciaux

 
L’Occident, la France en tête, lâche le maréchal Mobutu. Hier matin, à bord d’un hélicoptère de l’armée française, dix des douze ambassadeurs de   la   Communauté   européenne sont allés remettre au président zaïrois, sur son bateau au mouillage à une cinquantaine de kilomètres au Nord de Kinshasa, une déclaration sèche de quatre lignes: « La Communauté et ses Etats membres considèrent que la mise en place d’un gouvernement qui ne répondrait pas aux critères contenus dans leur déclaration en date du 21 octobre entraînerait de graves conséquences sur le plan diplomatique, politique et économique, tant au niveau bilatéral que communautaire. » Deux heures plus tard, la France a sanctionné la nomination, mercredi, d’un Premier ministre à la botte du maréchal, là où la CEE avait exigé un «gouvernement de consensus jouissant d’un large soutien populaire». Avec effet immédiat, le porte-parole du Quai d’Orsay à Paris a annoncée / ‘interruption de toute coopération civile et militaire avec le Zaïre ».

, La mesure est sans précédent dans les relations franco-africaines, à moins de remonter à la rupture décrétée par le général de Gaulle, en 1958, avec la Guinée de Sékou Touré. L’interruption —et non pas la simple suspension— de toute coopération française avec le Zaïre entraînera le départ définitif de 174 coopérants, dont 80 militaires. Si la désorganisation totale du pays a déjà largement paralysé la coopération civile, la rupture sur le plan militaire est brutale. En principe dès aujourd’hui, la France cesse d’assurer l’encadrement de l’école militaire interafricaine de blindés à Mbanza, au sud de Kinshasa, et du Centre d’entraînement des troupes aéroportées (CETA), auquel appartient, notamment, la 31e brigade de parachutistes, l’unité d’élite du régime. Celle-là, il est vrai, s’est surtout illustrée depuis un mois, malgré ses instructeurs français, comme avant-garde |dans les pillages…

Une maisonnette en parpaings à moitié soufflée par l’explosion, la carcasse presque méconnaissable d’une voiture projetée au fond de la cour et le cadavre d’un chien déchiqueté par la charge s’offraient aux yeux des habitants du quartier de Bangu, dans la périphérie sud de Kinshasa. Dans la nuit, vers trois heures et demie, une bombe avait ouvert une brèche béante dans la maison. Les faux plafonds, y compris dans le voisinage, se sont tous effondrés. Cependant, dans les chambres de l’autre côté de la maison, -«Muanza Tshishimbi, son épouse Mo nique et leurs sept enfants n’ont pas été blessés.

«J’ai vu une jeep Pajero, avec des militaires dedans», a témoigné hier matin un garçon de 12 ans. Gardien d’un véhicule, il avait passé la nuit dans la rue. «Mais je ne les ai pas vus entrer dans la concession », s’est-il expliqué. Le soupçon se porte néanmoins sur les « hiboux », les escadrons parallèles de l’armée zaïroise. D’autant que la victime, Muanza Tshis-himbi, n’est pas un inconnu. Garde du corps d’Etienne Tshisekedi, il est depuis de longues années l’un des plus fidèles partisans du leader de l’opposition zaïroise, nommé fin septembre Premier ministre avant d’être brusquement révoqué, lundi, par le maréchal Mobutu. Selon l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), le parti d’Etienne Tshisekedi, les maisons de deux autres de leurs partisans auraient également été plastiquées dans la nuit de jeudi à vendredi.

S’agit-il d’actes de vengeance et d’intimidation après les émeutes, jeudi, dans la «Cité» de Kinshasa? Le fait est que, hier, le bilan des combats de rue de la veille s’est alourdi. Selon des sources recoupées, au moins cinq personnes ont trouvé la mort dans les violences, une douzaine ont été blessées par balles et une soixantaine sérieusement malmenées dans les affrontements avec les forces de l’ordre.  Les victimes ne se situent pas toutes du côté des manifestants : un neveu du président Mobutu, qui tentait de défendre sa propriété l’arme à la main, a été lapidé à coup de briques par une foule enragée. Hier, Kinshasa, toujours quadrillée par les forces de l’ordre, a retrouvé un semblant de normalité, sans incidents comparables à ceux de la veille. Cependant, simultanément comme par effet d’entraînement, toutes les grandes villes du Bas-Zaïre, au Sud-Ouest de la capitale, ont été saccagées par des bandes de militaires. C’est le cas, notamment, de Kwilu Ngongo et de sa sucrière, de Lukala, où est implantée la plus grande cimenterie du Zaïre, ainsi que de Moanda, la base de l’exploitation pétrolière sur la côte. Hier en début d’après-midi, des témoignages recueillis par contact radio attestaient de la poursuite des pillages dans ces villes. De même, à Lubumbashi, la capitale du Shaba, le «nettoyage» des maisons d’expatriés ayant fui depuis le début de la semaine achèverait à présent l’œuvre de destruction.

Devant cette dégradation générale, les puissances occidentales ont décrété hier la phase ultime de leur opération d’évacuation. La Belgique, l’ex-puissance coloniale restée très présente dans le pays, a ordonné hier à tous ses ressortissants de quitter le Zaïre. De même, la France a renouvelé l’appel au départ de ses quelque 600 citoyens toujours sur place. Même s’il n’est pas explicitement annoncé, le retrait des contingents militaires, belge et français, est dans la logique de cette «démarche pressante». Après avoir permis, avec les meilleures garanties de sécurité, l’évacuation de quelque 20000 ressortissants de la Communauté européenne, le corps expéditaire, arrivé sur place le 25 septembre dernier, devra être rapatrié dans les meilleurs délais. « Sous huitaine », suppose-t-on dans les ambassades à Kinshasa. Et le Zaïre ? Il semble définitivement parti à la dérive. La nomination comme nouveau Premier ministre de Mungul Diaka n’a provoqué, outre l’éruption de colère à Kinshasa, qu’un dangereux retour aux réflexes tribaux. Lui-même Bandundu, l’ethnie à laquelle appartient la moitié des habitants de Kinshasa, Mungul Diaka s’est prévalu d’une assise populaire avec cette profession de foi tribale: « Si je dois choisir entre un frère et un ami, le choix est clair. » Région par région, le Zaïre menace de sombrer dans l’anarchie. La putréfaction de l’ancien ordre a atteint un stade où le « pouvoir central » ne s’exerce même plus sur la capitale. Hier, les journalistes de la radiotélévision zaïroise, après 48 heures sous la tutelle des militaires, ‘ ont pris l’antenne pour annoncer un «service public new look»: promettant une « information saine et honnête», ils ont demandé « pardon au peuple pour leur compromission avec les forces opposées au processus démocratique»…

Caroline DUMAY
Stephen SMITH

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